Souvenir Poupée

1er_prixDimanche, Sans traces apparentes a reçu le premier prix lors du Salon du livre de Figeac.

Je ne m’y attendais pas, c’était une surprise complète et surtout un immense bonheur. Savoir que l’histoire de Charlie a été choisie par un jury de grands lecteurs, qu’ils l’ont aimée et distinguée parmi les 14 livres sélectionnés. Merci à eux, c’est un grand honneur et un bel encouragement à écrire encore.

Justement, il y a bien longtemps que je n’ai pas publié de nouveaux textes sur ce blog. Mon deuxième livre m’accapare toute entière. Mais après cette journée magique dimanche à Figeac, j’avais très envie de partager une belle histoire.

Directement inspirée par les Lettres de la poupée de Franz Kafka et ce proverbe qui dit : « Arrêtez de chercher le bonheur à l’endroit où vous l’avez perdu ». La sagesse populaire a toujours raison… ou presque !

Très bonne lecture 🙂

***

 

Le banc est toujours là. Sous le tilleul, un peu à l’écart du bac à sable où s’éparpillent les enfants à grands gestes riants. La même peinture verte, pâlie, écaillée. Les intempéries sans doute. Ou le temps, le temps qui périt.

La vieille dame s’approche à petits coups de canne et s’assied avec précaution sur les planches de bois. L’herbe vient d’être coupée, elle embaume la chaleur qui descend du ciel sur ses épaules, imprègne sa chair et ses os.

Devant ses yeux, les enfants s’effacent, les cris et les mouvements s’estompent, les doudous numériques laissés sur l’herbe disparaissent. L’image se trouble. Du fond de ses souvenirs surgit une petite fille. Elle n’a pas huit ans. Elle porte sa plus belle robe, la rose avec des pois blancs et la ceinture en soie assortie. Un panty bordé de dentelles gonfle les jupons.

La vieille dame sourit. C’était comme ça à l’époque. Un tablier pour la semaine et une robe de princesse pour aller à la messe. Ce dimanche-là, elle était tellement malheureuse qu’elle avait été autorisée à garder ses beaux habits pour aller au parc. Mais ça n’avait pas suffi à la consoler. Elle se revoyait encore, assise par terre à tracer des formes sur le sable, prétexte pour une tête baissée occupée à cacher ses larmes. Tout le monde le lui avait dit. Tu es une grande fille maintenant. Si tu as perdu ta poupée, c’est que tu n’en as plus besoin.

Sa bonne l’avait finalement relevée et mis un cerceau entre ses mains. L’injonction était claire. Au parc, on s’amuse ! Décidément, les adultes, ils n’y comprennent rien. Comment leur expliquer ? Sa Frida, c’était bien plus qu’un visage de porcelaine avec de grands yeux bleus et de longs cils. Elle lui confiait tous ses secrets. Quand elle serrait son corps mou contre son ventre, quand elle sentait ses bras articuler balloter à son rythme, elle n’avait plus peur. Ni du noir, ni des serpents, même pas des garçons…

La vieille dame voit le cercle rouler dans les allées terreuses. Ce jour-là, il n’arrête pas de tomber, alors que d’habitude, elle est la plus forte à ce jeu-là. Elle garde un souvenir confus de sa rencontre avec le vieux monsieur. A-t-il remarqué ses larmes au passage ? Elle ne se souvient de rien. Ni de ce qu’il lui a dit pour engager la conversation, ni de ce qu’elle a répondu. Encore surprise d’avoir eu l’audace de répondre à un étranger. L’audace ou l’inconscience. On ne parle pas aux inconnus –elle le savait bien. C’était peut-être ses cheveux blancs ou ses yeux ridés… ou l’envie de ne pas obéir, pour une fois… Puisqu’elle était grande ! En plus, elle le connaissait. Tous les jours, elle le voyait s’asseoir sur le banc vert. A lire des livres pleins de pages sans image.

Elle ne l’a pas cru quand il lui a dit en chuchotant que sa poupée était partie. Oui. Mais qu’elle lui avait confié une lettre pour elle. Et qu’il voulait savoir si elle viendrait bien au parc demain pour qu’il la lui remette. Elle n’y a pas cru.

– Frida, elle ne sait pas écrire !

Les adultes, ça dirait n’importe quoi pour qu’un enfant s’arrête de pleurer. Même l’autoriser à tacher sa robe du dimanche avec de l’herbe indélébile.

***

Le lendemain, elle le guettait depuis le bac à sable. Il s’est installé sur le banc vert, sous le tilleul, a ouvert son livre épais, un bout de papier blanc en dépassait. La petite fille a fait rouler son cerceau sous l’œil distrait de sa bonne, feignant d’être entraînée au gré de la course du cercle. Arrivée près du vieux monsieur, elle lui a demandé :

– C’est ma lettre ?

– Bien le bonjour mademoiselle.

– Oh pardon, bonjour monsieur. C’est ma lettre ?

– Absolument. Mais je ne peux pas te la donner.

– Et pourquoi ?

Le vieil homme a regardé à droite, à gauche, il s’est penché vers la fillette en chuchotant.

– Parce qu’elle contient un grand secret et qu’il ne faut pas qu’on me voit te la donner. J’ai promis à ta Puppe.

– Vous avez promis ?

– J’ai même juré – craché !

– Ah ! Mais alors… comment on va faire ?

– Il nous faut réfléchir en effet. En attendant que nous trouvions un plan, reprends ton cerceau. Je vois ta bonne qui te cherche des yeux. Fais un tour et reviens.

– Vous restez là hein ? Vous ne partez pas ?

– Va.

Est-ce qu’elle pouvait le croire ? S’ils ne disent pas oui toute de suite, les adultes ils ne le font jamais. Elle a repris son cerceau et sa course. Jamais le bâton n’avait mené le rythme aussi rondement. Quand elle repassa devant lui, le vieil homme lui souffla de laisser tomber son mouchoir au prochain passage. Elle a eu bien du mal à finir son tour, le cou tordu pour voir ce qu’il faisait. Elle l’a vu ramasser le carré de tissu et y glisser la lettre pliée en quatre pour ne pas qu’elle dépasse. Malin ! Au tour suivant, il lui a tendu le tout.

– Vous avez perdu votre mouchoir Mademoiselle, a-t-il dit haut et fort. La lettre est cachée à l’intérieur, a-t-il ajouté tout bas. Va la lire et reviens me voir ensuite, je t’attends.

La vieille dame sort de son sac une feuille de papier à la trame presque visible à force d’être usée. Elle la déplie soigneusement entre ses doigts noueux.

« Mein Liebchen,

Je suis partie, il le fallait. Je ne pouvais pas te le dire, on aurait pu nous entendre.

Je confie ma lettre à ce vieux monsieur qui s’assied tous les jours sur le banc vert, que le ciel soit bleu ou gris, que le temps soit chaud ou frais. Cela me semble une preuve de sa constance et de sa fiabilité. J’espère qu’il justifiera cette confiance que je lui porte et qu’il te remettra mon message.

Je dois partir mein Schatz. J’en suis très triste et je pense que tu le seras aussi parce que nous nous aimons très fort. Ne le sois pas trop, ou alors pas trop longtemps. Nous ne pouvons pas nous le permettre. Nous avons toi et moi une mission à remplir. De la plus haute importance.

De grandes catastrophes s’annoncent. Le bonheur s’est enfui sous d’autres cieux et je pars à sa poursuite. Je ne peux pas t’emmener avec moi. Ce n’est pas à cause du danger. Après toutes nos aventures ensemble, je te sais courageuse et capable de surmonter l’inconfort et les épreuves.

Tu dois rester près de tes parents. Pendant que je poursuis le bonheur, tu dois rester ici. Peut-être que les rumeurs de son départ pour le Pôle Nord sont une fausse piste. Peut-être est-il simplement caché dans ta maison.

Ta mission à toi, c’est de guetter les signes de sa présence. Ce peut être dans un sourire, dans un geste, un mouvement… Sois prête, il peut être rapide et furtif. Tu crois le tenir et hop, il t’échappe comme une bulle de savon.

Oui, le bonheur est malin, mais tu l’es encore plus. Tu apprendras vite à reconnaître le bout de son nez. Tu pourras alors l’attraper suffisamment longtemps pour le serrer très fort et le retenir jusqu’à ce que je revienne.

Alors, tu auras rempli ta mission. En attendant ce jour, je t’embrasse très fort.

Bien à toi pour toujours,

Deine Frida »

La vieille dame relève la tête. Ses yeux n’y voient plus très clair mais les formes déliées sont gravées dans sa mémoire. Elle se revoit émerger du bosquet où elle s’était cachée pour décrypter le message. Du haut de ses huit ans, elle a eu un peu de mal. Bien sûr, elle n’a pas tout compris mais elle en a saisi la substance. Elle est revenue vers le vieux monsieur, la démarche fière et le pas assuré. Elle a grandi, dans sa tête elle a au moins dix ans.

– As-tu compris ta mission, jeune demoiselle ?

– Oui monsieur.

– Es-tu prête à l’accomplir ?

– Oui monsieur.

– Alors quittons-nous là. Pour des raisons de sécurité, nous ne devrons plus jamais nous parler. Bonne chance mademoiselle.

– Merci Monsieur. Je ferai tout pour me montrer digne de votre confiance. Est-ce que… est-ce que vous êtes Saint Nicolas ?

Le vieil homme a souri, il l’a saluée de son chapeau et s’est éloigné. Il n’est jamais revenu sur le banc vert. Peu après, elle-même a déménagé. La grande dépression est survenue un jeudi noir, emportant avec elle la grande maison, les bonnes et les robes du dimanche.

La vieille dame replie le papier jauni. Elle se lève et reprend sa canne. Il reste encore quelques traces de bonheur à saisir.