S… comme Souffrance

Peut-on écrire si l’on n’a pas souffert ? Et faut-il souffrir encore pour l’écrire ?

Le mythe du poète maudit n’est pas mort, il traîne encore ses chaînes et ses boulets dans notre inconscient collectif et ses cris glaçants peuvent réfrigérer l’élan créateur le plus ardent.

Si écrire était facile, cela se saurait et chacun irait de son roman. « Écrire c’est très dur, avec de grandes fenêtres de joie» nous dit Andrée Chédid.

Personnellement, je déteste écrire.

Quoi ? Mais qu’est-ce qu’elle dit, notre Élisa ? Une auteure qui déteste écrire ?

Eh oui. L’écriture est loin d’être monobloc et se décompose en réalité en 3 phases :

  • Le saisissement. Une découverte survient et provoque en nous une crise intérieure qui engendre à son tour un état de saisissement. Cette découverte, on s’en saisit, on l’explore sous tous les angles avec sa pensée logique ou mieux, sa capacité à rêver, on fait du lien… Pendant cette phase, les idées les plus folles semblent possibles, on rêve, on sent dans ses tripes le frisson d’une grande aventure, on est fou, on est vivant, vibrant…
  • La composition. C’est le moment de couche les premiers mots sur le papier, celui de la grande confrontation avec la réalité, une phase indispensable pour donner corps à l’idée saisie par l’inconscient. L’idée se heurte à la matière, des mots rebelles refusent de prendre corps, d’autres sont trop fades ou trop grandiloquents, des mots qui se tordent ou vont trop droits… des mots qui ne riment pas avec les rêves de départ. C’est le moment des compromis avec le monde matériel.
  • La ciselure, aussi appelée réécriture. Certains auteurs comme Stephen King disent jeter leur première version et recommencer de zéro, d’autres critiquent cette étape en arguant qu’elle est contraire à la spontanéité de l’œuvre de création.

Comme Joy Sorman, je fais partie des auteurs qui adorent cette étape. La matériau est là, grossier, rugueux et empli d’un potentiel qu’il ignore encore. Toute mon énergie va se centrer sur les vibrations des mots présents. La métamorphose est en marche, la création au bout de la ligne.

Alors oui, écrire peut faire souffrir parfois parce qu’écrire ou réécrire, c’est difficile.

Personne ne vous avait prévenu ?

Ces moments difficiles peuvent mener au découragement, c’est vrai.

Les petits rituels peuvent nous apaiser mais ils ne sont pas toujours suffisants. Pourtant, nous continuons, encore et encore. Pourquoi ? Parce qu’il y a aussi ces grands élans de joie évoqués par Andrée Chédid. Lorsque les mots s’assemblent, quand l’histoire avance, qu’elle caracole, quand les personnages s’animent… Plus rien n’existe que cette jubilation à manier les mots, on ne fait plus qu’un avec eux, fusion, osmose, BONHEUR.

Dans ces moments-là, on oublie toutes les souffrances passées, à l’image d’une femme acceptant une seconde grossesse après avoir connu les douleurs de l’enfantement (pardon messieurs, je n’ai pas trouvé d’image équivalente).

On peut même basculer dans une sorte de transe hallucinatoire qui nous transporte dans un ailleurs où plus rien ne s’oppose à la rime… Ce que recherchaient nos poètes surréalistes en recourant à l’usage des psychotropes, ce que certains appellent aujourd’hui le flow et qui peut être atteint sans alcool ni drogue mais par la grâce d’un instant, tellement puissant et jouissif que nous cherchons à le reproduire à tout moment…

Alors oui, les auteurs qui vivent ces moments entrent peu à peu dans une caste très étrange de masochistes qui aiment se triturer le cerveau avec des mots sadiques en échange de quelques fulgurances.

Fous que nous sommes, et heureux de l’être !