Portraits de rue

Un des exercices de créativité que je préfère quand je suis enrouillée, c’est de partir dans la rue pour aller chercher de la matière. Croiser des visages, des silhouettes et les croquer en quelques mots. Puis revenir à mon clavier et leur inventer une histoire : d’où viennent-ils ? Où vont-ils ?

Des élucubrations sans conséquences, à condition que personne ne se reconnaisse…

Raymond Ceros

77 ans, les cheveux rares. Des sourcils broussailleux, une bouche large et généreuse.

Il a travaillé toute sa vie, Raymond. Il a rempli ses devoirs envers la patrie, survécu à une sale guerre, participé à la politique familiale avec 4 enfants, 10 petits-enfants et 3 arrières.

Depuis sa retraite de l’usine de papier, son temps lui appartient. Il a laissé à Marcelle la maîtrise du château –trois chambres, une cuisine aménagée et un jardin potager.

Lui, il court. Tous les jours, par tous les temps, toutes les douleurs, Raymond enfile son cuissard noir et ses rebook 94W.

Les bras rythmant ses pas comme un métronome. Le dos et les yeux voûtés vers la terre. Écoutant l’impact de sa course sur le bitume et le battement du sang à ses oreilles. Vivant, vivant, vivant…

Anita Gomez

Anita Gomez a la peau mate, des grands yeux clairs. Des cheveux auburn encadrent un visage presque triangulaire, avec des pommettes hautes et un petit nez qui pointe en l’air. Des traits fins, toujours en mouvement. Si un écureuil devait se réincarner, il choisirait Anita.

Anita a fait des études d’urbanisme, elle voulait être architecte et construire des maisons. Nul ne sait ce qui s’est passé. Un jour, elle a plaqué la fac pour passer un concours à la DDE.

Aujourd’hui, Anita conduit un camion bleu et blanc. Une roulée coincée entre ses lèvres, elle manoeuvre son engin pour le faire reculer. Raymond arrive en courant, elle le voit à la dernière minute, s’arrête juste à temps.

– Pardon, dit-elle. Excusez-moi.ecureuil_fume

Raymond reste ébahi. Il n’avait jamais vu d’écureuil fumer au volant.

Kevin Louret

Kevin regarde la scène depuis le discount en face du chantier. C’est un fondu d’informatique et de surf. Sa barbe de trois jours souligne les contours de sa mâchoire. Il porte un sac à dos usé et un jean vieilli à 200 euros.

La file avance lentement. Coincé derrière une quadra bobo venue acheter la dernière Sexpresso et une mamie à grosses fleurs rouges qui tient dans ses mains 5 DVD pour 10 €, Kevin soupire.

Lui, il a dans ses mains la motherbomb. Ça fait des semaines qu’il attend qu’elle sorte en France. Alors il aimerait bien qu’elle avance un peu, cette queue, qu’il puisse aller booster ses processeurs.

– Comment ça vous ne prenez pas les chèques ? s’exclame Marcelle, les bégonias indignés. Vous auriez pu l’afficher avant, ça m’aurait évité de faire la queue !

Kevin s’esclaffe. On est en 2017 et il y a encore des gens le cul coincé au siècle dernier ! Ils viennent dans des discounts, royaume de la carte « Yapluka » avec un chéquier…

Ici, on n’achète pas, Madame, on s’endette !