Délivrance

J’habite à Bordeaux, l’une des villes qui se sont enrichies au 18e siècle grâce au système colonialiste, que ce soit par la traite négrière ou par le commerce en droiture. Sans ce passé, la ville ne serait peut-être pas ce qu’elle est aujourd’hui.

Cette année qui marque les 20 ans de la loi « Taubira », de nombreux événements sont organisés pour faire mieux connaître cette part de notre histoire, longtemps restée tabou.

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Mon premier roman, Le silence à l’ombre des pins, portait sur les blessures invisibles qui se transmettent de génération en génération et qui empoisonnent le présent. Comment pourrais-je alors nier l’impact des traces laissées par les violences esclavagistes dans les cœurs d’aujourd’hui ?

Je garde des souvenirs vivaces de mon enfance en Centrafrique et les débats auxquels j’ai assisté ont résonné d’une manière dont je commence à peine à mesurer la portée. Une porte s’est ouverte que je ne peux plus refermer. Je ne sais pas encore ce que je vais faire de cette prise de conscience. Je réfléchis…

Dans l’intervalle, j’ai envie de partager avec vous ce texte publié dans le recueil de nouvelles, La désobéissance des pouces. L’histoire se situe pendant l’époque qu’on appelle Renaissance, elle aurait pu se dérouler durant ce siècle des lumières où la traite négrière vivait son âge d’or noir. Elle est malheureusement tirée de faits réels. Son titre : Délivrance.

Plan-coupe d’un navire négrier de Liverpool du 18ème siècle, visible au Musée d’Aquitaine à Bordeaux. On y voit les esclaves couchés dans la cale en fonction d’une réglementation particulière.

Délivrance

Le vent les avait abandonnés. Plusieurs mois déjà que leur bateau stagnait sur l’eau, toutes voiles rentrées. La nourriture commençait à manquer, la vermine empoisonnait le peu d’eau potable qui restait. Les corps s’amaigrissaient tandis que le sien continuait d’enfler.

Le feu au creux de ses reins grandissait. Les contractions se faisaient de plus en plus pressantes. Bientôt, elle ne pourrait plus les retenir. Les mains posées sur son sexe, elle priait désespérément les ancêtres de l’aider à atteindre la terre. Un spasme violent tordit son ventre.

Elle bloqua sa respiration et retint ses cris. Si on l’entendait, les charognards se déchaîneraient et lui prendraient son petit. Des chiens de case, renifla-t-elle avec mépris. Elle les connaissait bien, sa tribu en élevait pour les vendre aux maures et acheter des mousquets.

Moako. Un gémissement lui échappa. Son homme s’était débarrassé d’elle pour une plus jeune, une qui lui donnerait les fils qu’il voulait tant. Sans se douter qu’elle était enfin fertile. Son rire résonna dans l’espace clos de sa tête. Arrêté en plein vol par un nouveau spasme. Les poings crispés, elle se raidit, attendant que la souffrance s’estompe.

Mais la douleur s’installait, irradiant en ondes lancinantes.

Elle s’allongea. Une brûlure intense la transperça, lui coupant le souffle. La pression devenait insupportable, déchirait sa chair. Elle écarta les cuisses, incapable de résister. La sueur recouvrait son visage tandis que les eaux inondaient la paillasse. Malgré elle, son corps poussait, encore et encore.

Une tête apparut à l’entrée de son sexe béant. Elle se pencha, tira doucement. Après les épaules, le reste du petit corps glissa sans effort. Elle le nicha au creux de ses bras, le blottit contre son sein, essuyant les traces de sang sur son front.

Ton père aurait été fier de toi, mon fils. Elle l’embrassa et son cœur se gonfla d’amour. Ce petit, qui vivait son premier souffle, elle devait le protéger. Si elle avait été chez elle dans son village, les femmes de sa famille auraient coupé le cordon, elles auraient lavé le nouveau-né et enterré la matrice dans la terre pour empêcher les esprits mauvais de s’emparer de son âme. Pendant ce temps, Moako aurait procédé à la cérémonie des marques. De la plume sacrée, il t’aurait reconnu comme son fils.

Mais les seules entailles que ce petit être recevra jamais seront celles du fouet. Stigmates odieux de l’esclavage.

Il était fils d’une princesse guerrière et d’un roi, elle ne pouvait pas le laisser subir un destin d’esclave. Ravalant ses larmes, le bébé solidement niché entre ses seins, elle pressa son ventre et extirpa la matrice. À défaut de pouvoir l’enterrer dans la terre, elle la mangea. Une bouchée à la fois. En chantonnant sans bruit les prières aux ancêtres.

Le dernier morceau avalé, elle caressa la joue de son enfant et prit sa tête dans ses mains, l’appuyant contre la sienne. Tendrement. Elle communia un long moment avec son fils, lui racontant son pays aux couleurs flamboyantes et les exploits de ses pères. Puis, de son pouce, elle appuya sur la base de son cou. Tendrement. Jusqu’à sentir le petit os craquer. Et entendre la respiration légère s’effacer.

Puis elle ferma les yeux. Du fond de son cœur, elle vit la petite âme s’envoler. Libre de trouver un nouveau souffle dans un autre corps. Les yeux toujours clos, elle se lova autour de son petit. Ils se rejoindraient bientôt, ailleurs.