Les trois poupées

Suite à l’article de la semaine dernière, le lien qui amenait vers les textes écrits lors de l’atelier de Karim Miské s’est révélé peu fiable.

Pour ceux qui n’ont pas eu accès au texte, le voici en intégralité.

Bonne semaine à tous 🙂

Les trois poupées

Comme tous les ans, le quartier avait été envahi par un déballage de vieilleries. Je n’ai jamais compris comment ces trucs cabossés et puant le mal-lavé pouvaient intéresser autant de monde. Moi, je serais plutôt du genre à payer pour qu’on me débarrasse de ces saletés.

J’étais pressé. En retard comme tous les samedis, marre de me lever quand les autres pouvaient rester au lit… Je me frayais un chemin à travers les cartons et les dos penchés quand j’ai entendu une voix qui disait :

– Tu vas vraiment vendre tes trois poupées ?

Mes yeux se sont rivés sur le panier. Un vieux panier en osier tressé, avec une anse noircie d’avoir été portée par trop de mains. Rien d’extraordinaire, juste un vieux panier contenant trois poupées. Deux blondes dont l’une avec la bouche ouverte, ce qui lui gonflait les joues et une plus petite, toute rouquine. Nues, le ventre gonflé de l’enfance.

Ces poupées, je les connaissais. Vous pouvez me dire que je me trompais, que ce n’était que des poupées banales, comme il s’en vend des milliers à Noël. Mais je savais au fond de moi, que c’était elles. Les trois poupées.

C’était leur surnom. Les trois poupées. Jolies et lumineuses, elles semaient la joie comme d’autres éteignent les bougies. Il y avait les deux blondes, celle qui bavardait avec sa bouche et celle qui parlait avec ses yeux, et puis la petite rouquine qui semblait toujours sur le point d’éclater de rire. Elles n’étaient pas sœurs ; elles étaient juste nées le même jour au même endroit, presque à la même heure. Dans un petit village comme le nôtre, elles sont rapidement devenues jumelles de cœur. Là on l’on voyait l’une, on voyait les autres. Inséparables.

Dès leur naissance, les trois familles avaient décidé de se rassembler pour qu’elles puissent fêter ensemble leur anniversaire. C’est l’année des 10 ans qu’elles ont reçu leurs poupées. Je crois bien que c’est la grand-mère qui avait eu l’idée. Offrir à chacune une poupée qui leur ressemblait. Ce qui donnait une poupée blonde avec la bouche ouverte, une autre blonde avec des yeux peints qui ne se fermaient pas et une troisième, rousse avec l’air malicieux.

Les trois fillettes ont aussitôt vidé un vieux panier pour y coucher leurs trois poupées. Elles avaient décidé que rien ne les séparerait. Elles resteraient ensemble, il n’y aurait qu’à changer de maison et de maman chaque semaine.

Jusqu’au jour où la première poupée disparut. La blonde aux grands yeux. Le village la chercha pendant des heures, les gendarmes, les chiens, les hommes… Pendant ce temps, dans les maisons, les femmes veillaient sur leurs petits, retenant leur souffle et masquant leur soulagement d’avoir été épargnées.

On la retrouva complètement désarticulée dans le bas d’une coulée, nue, le ventre souillé de terre molle et grasse. Je ne sais pas ce qu’on a dit aux deux autres mais depuis lors, la blonde ne parla plus et la rousse garda son rire fermé. On ne voyait plus que leur ombre. Elles s’accrochaient l’une à l’autre et disparaissaient de longues heures dès qu’elles le pouvaient.

Quand la rousse revint seule, un soir, les collants déchirés, le visage couvert de boue, chacun sut qu’un nouveau drame était arrivé. On la retrouva vite, celle-là, près de la voie ferrée. Aussi nue que la première, le ventre en travers des rails.

La peur se larva au cœur du village, les vieilles ne cessaient de chuchoter, les vieux se taisaient en levant leur verre. À l’enterrement, il y avait plus de sourcils froncés que de larmes.

Les parents de la rousse ont quitté le village pendant la mise en terre, sans avertir personne.

Et voilà que je tombais sur ces trois poupées dans leur vieux panier. J’ai levé les yeux. Une jolie femme qui s’approchait de la quarantaine, toute menue avec la peau claire parsemée de taches de rousseur regardait les poupées d’un air hésitant. D’une voix douce, elle répondit :

– Oui, je… j’ai passé l’âge de m’y accrocher. Il est temps que je tourne la page, non ?

J’avais retrouvé la troisième poupée. Ici, aux buttes Chaumont, à 500 km de notre village… Qui sait depuis combien de temps nous habitions l’un à côté de l’autre, sans nous en douter.

Ce n’était pas un hasard, ce connard n’existe pas. C’était un signe. Je ne suis pas allé au boulot ce matin-là. Je suis resté là et j’ai attendu.